vendredi 14 septembre 2007

Dix ans dans les mêmes bureaux

Ça fait longtemps que je ne vous ai pas parlé de Madame V, ma boss. Ça fait dix ans ce mois-ci que nous travaillons ensemble... J'ai retrouvé, dans un de mes vieux journal intime, la description de cette première rencontre... Ça m'a fait rire...
"Septembre 1997
Je roulais à vive allure, accroupi sur mon vélo, rue Maisonneuve, direction Ouest. Le fond de l’air était encore frais de l’orage du matin. Au moins, je n’arriverai pas au bureau complètement détrempée. Par journée de grand soleil, j’arrivais au travail toute en nage, je devais prendre au moins trente minutes pour me changer de chemise, refaire ma coiffure et rafraîchir mon maquillage. Je continuai à rouler en prenant de plus en plus de vitesse. Ce matin, j’attrapais toutes les lumières vertes. J’arrivai au centre-ville avec une belle avance. Je tournai sur University et descendis jusqu’au Square Victoria. Je voyais mon building se dresser. Il était ma seule fierté dans ce travail de bureau minable, bien loin en fait de mes ambitions artistiques. Je travaillais dans un des plus beaux immeubles de la Métropole – La place Montréal Trust – bâtie dans les années 20, alors que sur l’Île de Manhattan, on dessinait ce qui allait devenir un des plus fantastiques exemples de démesure en frais de centre ville… Ce building était un ancêtre élégant coincé entre ses voisins gratte-ciel en vitre et la fameuse place Ville Marie. J’attachai mon vélo à un parcomètre et montai les escaliers le nez en l’air. Je me sentais toujours comme une femme moderne – la business women des années 90 – lorsque je passais entre deux des grandes colonnes blanches. J’empruntai une porte tournante et me retrouvai dans l’immense hall de marbre. Je passai devant le gardien en lui faisant un sourire. Il me répondait aimablement à chaque fois, trop heureux, sans doute que quelqu’un s’intéresse à lui. J’attrapai un ascenseur déjà bondé jusqu’au septième étage. Je ne connaissais personne, pourtant je n’étais pas la seule à descendre au septième. Je remarquai le regard pointu d’une grande blonde d’environ 35 ans. Elle avait les yeux fixé juste en dessous de mes épaules. Je baissai les yeux. Deux boutons s’étaient détachés sans que je m’en aperçoive. Mon soutien-gorge rouge était ainsi offert à la vue de tous. De plus, deux ronds sombres maculaient ma chemise de coton bordeau juste en dessous des bras. Je relevai la tête en reboutonnant les boutons. Je me raclai la gorge. La blonde avait détourné la tête, mais n’avait rien perdu de son expression condescendante. Quelle vache!
Ding! Les portes s’ouvrirent, nous étions arrivé au septième étage. Je descendis et me dirigeai vers la salle des employés. Sur la porte était inscrites en grosses lettres dorée : « Financière banque Nationale » - J’y travaillais depuis un mois comme « Agente administrative aux ventes» C’était mon titre exact, celui qui se retrouvait sur mon chèque de paye, mais à vrai dire, je n’étais qu’une simple « fille à tout faire » - en terme plus vulgaire, « la trou de cul de service ».
(Vu que je n’avais pas la formation pour être actuaire, j’étais entrée ici sur un programme d’été pour étudiants, et j’y était restée. Passant d’un actuaire à un autre. Et voilà que ça fait dix ans cette année!)
Je répondais au téléphone, je rentrais des données dans les dossiers électroniques des clients, je commandais du papier, je faisais beaucoup de photocopies et bien sûr, je recevais tous les potins du bureau. J’étais entrée ici parce que c’était payant et j’avais besoin d’un nouveau défi – Je ne savais pas quoi faire de ma vie à l’époque ( Je ne le sais toujours pas! ) J’avais commencé un BAC à l’UQÀM en histoire de l’art
(que j’ai adoré, mais à la fin de mon diplôme, et avec ma moyenne très moyenne, la maîtrise avait été écartée des choix et je m’étais rendu compte que mon BAC m’avait mené dans un cul-de-sac. 22 000$ plus tard, je me retrouvais devant un gros vide! Alors, j’ai gardé cet emploie au lieux de déprimer et de travailler dans des dépanneurs, de faire des ménages, de garder des bébés…)
FBN était ma bouée de sauvetage dont j’avais bien besoin pour finir de rembourser mes dettes.
Mes running shoes se scotchaient sur le marbre luisant du planché. J’entrai dans les toilettes de dames. Le miroir fut clément à part pour les deux tâches humides sous mes aisselles. J’ouvris mon casier, j’y gardais toujours une partie de ma garde-robe. J’enlevai mes basquettes et mon pantalon pour ensuite enfiler une jupe longue en lycras luisant bleue poudre. J’enlevai ma chemise souillée pour mettre une camisole blanche et un veston en fortrel bleu-gris. Le petit collier de fausses perles nacre que j’avais mis ce matin donnait à l’ensemble un ton romantique qui ne me déplaisait pas. Finalement, je mis mes souliers à talons hauts carrés gris. J’en avais aussi des rouges, des noirs et des bleus marins, exactement pareil. Je ne les avais pas payés très cher, chez Yellow, au printemps, lors d’une vente de début de saison. J’avais longtemps eu une seule paire de chaussures propres, que je ne mettais qu’au bureau. Hélas! J’avais dû assumer le fait que ces souliers, bien que noirs, s’agençaient mal à toutes mes tenues BCBG de bureau. Le plus souvent, j’en étais venu à en avoir tellement honte que je restais assise derrière mon bureau, les jambes bien cachées en dessous, et j’essayais de me déplacer le moins possible. Je terminai ma toilette en me brossant les dents et en remettant un peu de rouge-à-lèvres couleur bordeau. Je fermai mon casier et je sortis en faisant claquer mes talons hauts sur le plancher.

Sur mon bureau de travail, il y avait un mot griffonné de la main tremblante de mon patron : « Dès que vous arriverez, venez me retrouver dans mon bureau. » Monsieur Lachapelle était un petit homme nerveux, presque chauve. Quand j’avais appris qu’il avait à peine cinq ans de plus que moi, je n’en avais pas cru un mot. Pourtant, quand nous avions célébré ses vingt-cinq ans, une semaine après mon arrivée, j’avais été bien obligée de me rendre à l’évidence… Ce genre de post-it que je retrouvais fréquemment sur mon bureau faisait faire trois tours à mon cœur. Ils étaient toujours porteurs de mauvaises nouvelles. Je pris quand même le temps de m’asseoir et d’ouvrir mon agenda pour étudier les rendez-vous et les tâches de la journée. Rien de spécial. Quelques commandes de fiches d’inscriptions pour des comptes spéciaux qui devaient être livré dans la matinée. J’attrapai le combiné du téléphone et signalai le numéro de commande pour confirmer l’arrivée des dits formulaires. En entendant la sonnerie du téléphone à l’autre bout du fil, je regardai mon bureau vide. Étrange impression de grand vide dans ma vie. Pas de photo de mari ou d’amoureux, encore moins de bébés. J’ai souhaité, à ce moment-là, presque fort, me trouver une famille, un clan!
(Dix ans plus tard, pendant que j’écris ces lignes, je peux regarder la photo encadrée de Flo, Sandy, Max et Hubert, en pic-nic sur le Mont-Royal, prise l’été dernier. Cette photo, posée sur mon bureau est mon ancre, attaché solide dans ce qui me reste de vie. Ce qui m’attache au dernier espoir de bonheur possible. Beaucoup de gens me demande s’il s’agit de mes frères et de ma sœur. Les yeux s’arrondissent quand je leur dis qu’ils ne sont que des amis. Mes meilleurs amis. Pourquoi tant de surprises dans le fait que j’aie la photo de mes amis sur mon bureau? Je n’en ai pas la moindre idée…)
On décrocha finalement à l’autre bout du fil et je confirmai la commande avec la femme qui me mit sur hold pour bien vérifier. La musique de Citée Rock Détente m’endormait presque quand se profilèrent des hanches bien cintrées dans une jupe étroite couleur gris perle à hauteur de mes yeux. Je levai le regard et mon ascension s’acheva sur le visage austère de la blonde de l’ascenseur. Elle me fixa froidement
--- Vous êtes prêtes? Me lança-t-elle presque agressive.
Je bouchai le téléphone avec ma main, tout en le gardant sur mon oreille.
--- Oui? … Que puis-je faire pour vous?
--- Comment? Vous n’êtes pas au courant?
Je n’eus pas le temps de réagir que Monsieur Lachapelle sorti de son bureau et se dirigea vers moi, le visage encore plus rouge que d’habitude. À l’autre bout du fil jouait : « J’aurais voulu être un artiste… » chanté par Claude Dubois.
--- Vous n’avez pas vu mon mot? Me cria-t-il, accusateur.
--- Oui, bien sûr, je ne faisais que confirmer…
Je n’eus pas le temps de finir mon excuse, qu’il se remit à rougir et en plus à trembler comme une feuille dans un vent d’orage.
--- Vous confirmerai plus tard. Ça fait je ne sais plus combien de fois que je vous dis que mes messages sur post-it doivent passer en priorité. Toutes autres tâches connexes doivent être exécutées en deuxième. Après! Toujours!
Ce n’était évidemment pas vrai. C’était la première fois que j’entendais parler de cette «priorité ». Je voyais bien que mon patron, sur le bord de la crise de nerfs, essayait simplement de ne pas montrer qu’il avait perdu depuis longtemps toute forme de pouvoir dans ses bureaux à cette grande blonde sévère qui le dépassait de deux têtes. Elle conservait un regard glacial, mais plus évasif devant Monsieur Lachapelle. Il suait à grosses gouttes.
--- Venez dans mon bureau Mademoiselle. C’est ce matin que commence ma nouvelle associée, Madame V…
Elle le coupa
--- Madame V, qu’elle me dit, se présentant, en me serrant la main fortement.
J’étais stupéfaite. Évidemment, c’était ce matin. Rien d’autre à signaler que depuis un mois, mon petit patron frise la crise d’apoplexie à chaque fois qu’il est question de l’arrivée de cette redoutable associée. Pourtant, il en avait reparlé hier encore, mais… J’avais zappé. Complètement zappé pendant qu’il m’en parlait. Où avais-je eu la tête. Il m’avait même demandé d’arriver plus tôt pour que nous préparions un petit meeting de bienvenue. Si j’avais pu me fondre avec le tapis, je l’aurais fait. Oui, Monsieur Lachapelle était chiant, criard et nerveux, mais il n’était pas méchant. Il était simplement insécure. Je le prenais souvent en pitié et pour cela, je n’aimais pas le décevoir. Ce matin, il avait compté sur moi, et je l’avais déçu terriblement.
--- Je suis vraiment désolée, je…
--- Ça va. Ça va. J’ai finalement tout organisé! Me lança-t-il , un nœud serré dans le fond de la gorge. Vous nous rejoindrez le plus tôt possible.
Il se tourna vers sa nouvelle collègue.
---Si vous voulez bien me suivre, les autres employés vont nous attendre, lui dit-il, mielleusement.
Ils marchèrent vers la salle de réunion et entrèrent sans fermer la porte vitrée. Madame V me lança un étrange regard. Un regard que je ne compris pas tout de suite. Il y avait de la gentillesse dans ce regard. J’étais, pour ma part, clouée sur place. Scotchée à ma chaise. Mes yeux se remplirent à rebord et mon menton se mit à tressaillir doucement. J’eus une douleur vive dans le ventre.
--- C’est confirmé.
---Heu… Quoi? Comment?
---Je confirme l’arrivée de votre commande pour 10 heures ce matin, madame.
---Ha? Bon… Très bien. Merci.
--- Bonne journée!"

2 commentaires:

L'intense a dit…

J'aimerais écrire avec un souci du détail aussi étincelant que le tien, je me sentais vraiment comme dans ce bureau il y a 10 ans... :)

Nitram a dit…

T'écris très bien.

Ça passe vite la vie hein?